CHAPITRE III
Ainsi, le mystérieux tunnel n’était pas ce que Karel avait imaginé : un point court-circuitant deux secteurs de la Galaxie grâce à une sécante hyperdimensionnelle mais un véritable lieu de passage entre deux univers. La notion de distance relative n’existait plus puisque si la vélocité du photon n’était plus la même, le changement de valeur de cette constante les situait nécessairement sur des plans différents. Ils pouvaient théoriquement occuper le même espace ; ils n’étaient pas superposables et ils auraient pu tout aussi bien se trouver à des distances de milliards de parsecs l’un de l’autre. La notion de distance réciproque n’avait plus aucune signification. Peut-être même y en avait-il encore d’autres tout aussi incommensurables au sens précis du mot. Une infinité de cosmos que seule séparait l’invisible muraille d’une constante mathématique. L’équation fondamentale E = MC 2 demeurait tout aussi valable, mais un paramètre avait changé.
Le commandant réalisait maintenant pourquoi ses propulseurs étaient devenus plus puissants : M, la masse de l’astronef, était toujours la même, mais C était devenu plus grand et par conséquent l’énergie E en avait fait de même. Karel réussit même le tour de force de calculer mentalement le nouveau chiffre, approximativement tout au moins. Puisqu’il était toujours capable de voir les objets qui l’entouraient et que leur couleur était toujours identique à ce qu’elle avait été, cela voulait dire que les fréquences du spectre étaient toujours les mêmes. Elles devaient donc être simplement décalées sur l’échelle. Si par exemple l’infrarouge avait pris la place de l’ultraviolet, les nouvelles longueurs d’onde correspondraient à un accroissement de C de près du double, soit aux environs de cinq cent cinquante mille kilomètres terriens à la seconde terrienne. Il fallait sans tarder en tenir compte puisqu’il en résultait que la planète vers laquelle il se dirigeait était presque deux fois plus proche qu’il ne l’avait estimé. Il modifia la propulsion en conséquence et réussit finalement sans trop de difficulté à placer le vaisseau sur une première orbite à la limite de l’atmosphère. Ce qui, incidemment, lui permit de s’assurer que les lois de la gravitation, elles, n’avaient pas changé.
La phase la plus délicate et la plus risquée de la manœuvre restait maintenant à accomplir : l’atterrissage. Pour l’effectuer, Karel ne pouvait plus compter sur les aides habituelles de l’équipement automatique ni sur ses instruments de mesure ou de télédétection ; il ne disposait que des commandes manuelles pour diriger son vaisseau, le stabiliser, synchroniser la décélération avec la perte d’altitude. En même temps, le pilotage devait se faire à vue et ce n’était guère facile avec un hublot situé de telle façon qu’il ne lui permettait qu’une vue très oblique du sol et l’obligeait donc à descendre suivant une longue diagonale au bout de laquelle ne se dessinait qu’un horizon lointain et imprécis. Il avait bien corrigé un second objectif, celui de la vision verticale, mais la mise au point se révélait valable seulement pour l’infini et ne pouvait plus être modifiée ; les images qui défilaient sur l’écran devenaient de plus en plus floues au fur et à mesure de l’approche et ne lui venaient guère en aide.
Partant du principe que si cette planète était bien celle d’où était venue la nef broyée, ses habitants avaient logiquement atteint un haut niveau scientifique, le commandant avait tenté, avant d’amorcer la descente, d’établir des liaisons radio et vidéo mais sans résultat ; encore une fois le super-C influait fâcheusement sur les circuits électroniques. La seule solution était donc de se poser au hasard en pleine campagne en espérant conserver jusqu’au bout la maîtrise de ses évolutions. Il était très possible que son approche ait été détectée et que quelqu’un essaie de le guider en faisant par exemple décoller un appareil aérien pour le précéder vers un terrain favorable. Ce vague espoir d’une intervention secourable ne fut d’ailleurs pas déçu, toutefois il se produisit d’une façon inattendue.
Depuis quelques minutes, il avait redressé l’axe de la nef pour naviguer à peu près horizontalement à environ trois mille mètres au-dessus du sol tout en maintenant la vitesse minimum compatible avec la sustentation : quatre cents kilomètres à l’heure. Il se donnait ainsi le temps d’étudier l’horizon à la recherche d’un espace dégagé. Il était en train d’examiner les crêtes d’une barre de collines au flanc desquelles il lui semblait distinguer de minuscules taches claires qui pouvaient être des maisons quand, soudain, il vit ce détail du paysage glisser sur la droite du hublot. Le vaisseau était en train de dévier sur bâbord. Il tenta de le ramener sur sa course mais sans y réussir ; malgré tous ses efforts, le virage amorcé se poursuivit jusqu’à atteindre un nouveau cap à quelque cent vingt degrés du précédent. Après quoi le vol redevint rectiligne.
Un instant plus tard, le pilote sentit que le vaisseau ralentissait. Craignant la dangereuse perte de vitesse, il poussa la manette d’un cran. La lente décélération continua imperturbablement, donnant l’impression qu’une invisible barrière élastique annulait la poussée des propulseurs. Obéissant à une brusque intuition, Karel exécuta la manœuvre contraire, ramena la commande à zéro. Rien ne se produisit. La nef, qui aurait dû s’enfoncer presque comme une masse, continua sa progression régulièrement ralentie et simplement devenue oblique. La perte d’altitude correspondante se poursuivait avec une silencieuse et rassurante douceur ; cette coque de six cents tonnes se comportait exactement de la même façon qu’un avion classique se préparant à effectuer sa prise de terrain.
Le commandant eut un bref hochement de tête, se renversa contre le dossier de son siège, croisa les bras. Il était évident que, quelque part derrière les collines boisées qui apparaissaient maintenant, quelqu’un avait pris en main les commandes et tirait à lui le vaisseau emprisonné dans un champ de forces dont il valait mieux ne pas essayer de se dégager. Peut-être d’ailleurs cette technique d’atterrissage commandée du terrain à l’aide de faisceaux dynamiques était-elle courante dans ce monde ? En tout cas elle simplifiait singulièrement le travail des pilotes…
L’astronef rasa à quelques dizaines de mètres les dernières crêtes, la longue perspective d’une grande plaine apparut dans le hublot avec, au milieu, l’étendue ovale d’une piste blanche bordée sur un côté par un groupe de bâtiments d’un jaune vif. Le freinage augmenta, l’appareil décrivit gracieusement un impeccable arrondi, vint se poser avec une telle légèreté que le choc fut pratiquement insensible. Karel était arrivé.
Posément il coupa tous les contacts, quitta le poste central, gagna l’entrée du sas. L’ouverture du double panneau et le dépliement de la rampe s’effectuèrent sans difficulté. Leurs commandes étaient directes et sans relais électroniques. Une bouffée d’air tiède pénétra dans la nef et ce fut seulement alors que le commandant songea qu’il venait de commettre une imprudence digne d’un élève de première année : il n’avait même pas pensé à vérifier si l’atmosphère de cette planète était respirable pour un Terrien. Sans doute, pendant le temps de l’approche, il avait pu noter que la végétation était d’un vert nettement chlorophyllien ; la présence d’oxygène était logique mais l’atmosphère pouvait très bien renfermer également d’autres gaz moins innocents. De toute façon, il était trop tard et d’ailleurs ses poumons se remplissaient allègrement sans émettre la moindre protestation. En outre, il distinguait maintenant un petit groupe de silhouettes qui venaient de sortir de l’un des bâtiments et se dirigeaient vers lui ; leur aspect était indubitablement humanoïde. Franchement humain, même. Il le constata au fur et à mesure de leur approche et ses dernières craintes se dissipèrent. Il descendit la rampe, s’avança à son tour.
Ils étaient au nombre de six dont quatre devaient être des femmes si toutefois les principes vestimentaires étaient analogues à ceux de la Terre, car ces quatre-là étaient enveloppées de longues robes tandis que les deux autres portaient des pantalons d’ailleurs passablement étriqués. Pour le reste le costume était semblable : une tunique à manches longues et à col fermé. Comme pour des uniformes, la couleur du tissu était identique pour tous, un beige tirant sur le gris ; toutefois aucun galon ni insigne n’évoquaient un aspect militaire. Il devait simplement s’agir de tenues de travail pour lesquelles tout souci d’élégance est superflu.
Plus caractéristique était le ton cuivré de leur peau : une pigmentation très semblable à celle de certaines tribus amérindiennes. Cependant ni leurs cheveux ni leurs yeux n’étaient noirs. Leur couleur variait avec chaque individu. L’une des femmes avait même des iris d’un bleu remarquablement clair. Ce fut elle qui vint à la rencontre de Karel, lui tendit la main et, le dévisageant avec une visible curiosité, lui adressa la parole. Une phrase modulée d’une voix chantante et agréable mais à laquelle, naturellement, il ne comprit absolument rien. Tout ce qu’il put faire, donc, fut de répondre avec l’accent de la plus parfaite courtoisie.
Le comité d’accueil s’attendait certainement à cette impossibilité de communication orale. Ils avaient dû comprendre dès le début que cette nef aveugle et muette brusquement surgie dans leur espace n’était pas manœuvrée par un équipage de leur race. Comme pour mieux s’en convaincre, une autre femme désigna la rampe d’un geste interrogateur. Karel inclina affirmativement la tête, la précéda vers l’ouverture d’accès qu’elle franchit derrière lui en compagnie de l’un des hommes. Il leur fit faire le tour du propriétaire depuis le poste central en passant par l’habitacle jusqu’à la chambre des machines. L’étonnement mêlé d’un vif intérêt qui se lisait sur les visages des visiteurs disait assez que rien de ce qu’ils voyaient autour d’eux ressemblait à ce qu’ils avaient l’habitude de voir, sauf en ce qui concernait le mobilier du carré et de la cabine. Après tout, une table ou un lit sont des objets familiers pour un être humain sous quelque deux qu’il vive.
Quand ils redescendirent et rejoignirent le reste du groupe pour commenter leur examen, Karel s’aperçut que deux nouveaux personnages étaient apparus dans l’intervalle et très vite il constata que les six autres semblaient manifester un net respect à leur égard. Tout comme s’il s’agissait de supérieurs hiérarchiques. Il les examina donc plus attentivement, notant d’abord que leur costume, bien que d’une coupe toujours aussi austère, était de couleur plus claire et d’étoffe plus fine. Les cheveux de l’homme étaient d’une curieuse teinte bleu corbeau. En revanche, ses yeux étaient d’un gris lumineux contrastant avec le ton cuivré de sa peau. Les traits réguliers de son visage et la franchise du sourire qu’il adressait à l’étranger le lui rendirent immédiatement sympathique.
Mais l’attention de Karel était encore plus attirée par la femme dont la chevelure coiffée à la « Jeanne d’Arc » comme d’ailleurs celle de ses compagnes, la mode semblait à première vue aussi rituelle que la longue robe, était d’un acajou rutilant et quant à ses prunelles, elles étaient mieux que dorées : des disques de soleil.
Elle n’avait certainement pas encore trente ans. Son visage rayonnait de jeunesse et de beauté. Elle était vraiment séduisante ; le commandant fut aussitôt conquis. Dommage seulement qu’il ne puisse pas l’admirer plus complètement ; cette ridicule robe trop pudique était si mal coupée qu’elle semblait revêtir un corps asexué ; elle n’avait même pas l’obligeance de souligner la poitrine ni les hanches. Karel ne pouvait qu’imaginer les adorables courbes qui devaient logiquement tenir les promesses de ce visage de bronze satiné.
Elle fit un geste d’appel dans sa direction. Il s’approcha, contempla le chaud sourire de ses lèvres pleines. Elle leva une main, la recourba vers elle.
— Dhéri, fit-elle. Tvorg, ajouta-t-elle en redressant le bras pour désigner son compagnon.
— Karel, répondit aussitôt le commandant.
Les présentations s’arrêtèrent là, la jeune femme jugeant inutile d’y englober les autres assistants. D’un mouvement très naturel, elle passa son bras sous celui de son nouvel hôte, l’entraîna en direction du bâtiment de piste. Tvorg venait à leur côté. Tous trois traversèrent ensemble l’aire de béton aussi blanc et poli que du marbre puis la bande de pelouse qui la bordait, pénétrèrent dans le grand bâtiment doré. Ils traversèrent un hall sous les regards curieux d’une petite foule rassemblée par l’événement, pénétrèrent dans la cabine d’un ascenseur qui les emporta vers un étage supérieur, suivirent des couloirs déserts, entrèrent dans une pièce que Karel compara aussitôt à une confortable mais impersonnelle chambre d’hôtel.
Dhéri s’approcha d’un boîtier métallique vert fixé au mur près de la tête du lit, pressa un bouton, parla pendant une quinzaine de secondes. Quelques instants plus tard, en réponse à cet appel téléphonique, un jeune homme apparut, portant un plateau qu’il déposa sur la table avant de se retirer. Toujours souriante, la jeune femme désigna à son hôte le contenu du plateau, accompagnant le geste d’une mimique expressive : on lui offrait non seulement le toit mais aussi le couvert. Avec une compréhensible prudence, il porta à sa bouche un peu de l’une des assiettes ; c’était une pâte fondante et sucrée fort agréable au goût.
— Excellent, déclara-t-il sincèrement.
Une approbation, même prononcée dans une langue étrangère, est toujours facilement compréhensible. Le couple fut visiblement enchanté de cette déclaration émise de bon cœur. Il était d’ailleurs naturel qu’ils jugent que ce voyageur venu du fond de l’espace désire avant toute chose reprendre ses forces. La nourriture et la boisson devaient lui être offertes sans attendre. Et aussi un repos réparateur, car ils ne tardèrent pas à le laisser seul et quittèrent la chambre après un cordial salut. Aucun bruit de serrure ne se fit entendre quand le panneau se rabattit ; le visiteur n’était donc pas un prisonnier ; on voulait seulement le laisser récupérer. Demain, probablement, on commencerait à essayer de se comprendre.
Karel mangea de bon appétit les mets tous de consistance semblable mais de saveur différente et qui étaient certainement des composés plus ou moins synthétiques à haute teneur nutritive. La bouteille contenait une boisson fermentée dont il ne put deviner l’origine, ce qui ne l’empêcha pas de vider le flacon jusqu’à la dernière goutte. Ce qui était sans doute une nouvelle imprudence, ce qui est un aliment pour une espèce peut très bien être un poison pour une autre, mais les seuls symptômes qui s’ensuivirent furent une douce griserie plaisamment euphorisante. Il se sentait léger, heureux, tout à fait à l’aise dans ce cadre qui lui devenait d’instant en instant plus familier. Il avait presque l’impression d’être rentré chez lui. Une bonne nuit de sommeil, c’était tout ce qui lui fallait maintenant. Demain, la belle aux yeux d’or viendrait le réveiller. Il se déshabilla, se coucha, et sa tête avait à peine touché l’oreiller qu’il s’endormit.
Alors la porte se rouvrit à nouveau pour laisser passer deux hommes dont l’un était Tvorg. Le second poussait devant lui une couche mobile montée sur roulettes : un chariot d’hôpital…